Nouvelle séance

Nouvelle séance chez Éric. Comme chaque fois, avant de commencer, un inévitable quart d’heure de conversation avec la maman. Décidément, elle aime les tabliers : elle en porte un très joli aujourd’hui, petit, mauve. Éric, tout à trac et sans aucune raison apparente, se met à parler de chats devant elle. Il aime passionnément les chats. Il en voudrait un. Sa mère refuse absolument, affirmant que tous les médecins qui s’occupent de lui ont dit qu’il était allergique au poil de chat et que s’il en touchait, en respirait, il pouvait faire des crises d’asthme ou simplement des crises nerveuses, spasmodiques, très violentes. Vous vous souvenez, dit la mère, vous l’avez vu, on ne va pas recommencer pour un chat ! L’enfant ne semble pas du tout l’entendre de cette oreille, il dit que ce n’est pas vrai, que c’est une invention, qu’on veut le priver de chat, il feint de rager, de pleurer, se tortille dans son fauteuil chromé. Il a l’air d’un bébé tout d’un coup, et d’un bébé capricieux, ridicule.

Je lui demande d’où vient cet amour des chats. Il cesse alors de grimacer, change de regard, de visage, de ton, et me répond : De Baudelaire, madame. J’ai dû mal cacher ma surprise. La mère est comme hébétée. Il explique tranquillement qu’à la bibliothèque de l’établissement où on le transporte trois fois par semaine, il a trouvé Les Fleurs du mal. Il a lu, il n’a pas tout très bien compris, mais il y a des poèmes qui lui ont beaucoup plu. Par exemple celui qui s’appelle Les Chats. Il en cite deux vers, de mémoire :

« Les chats puissants et doux, orgueil de la maison

Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires… »

Il a dit cela d’un seul trait, d’un seul jet, avec quelque chose de tout lisse, tout clair dans la voix. Je pense à ma propre manière de psalmodier Baudelaire, il n’y a pas si longtemps, dans la « chambre sonore ». Sa voix, comme un bizarre écho de la mienne. Décidément, il n’est pas sans sensibilité, ni même sans talent. La mère qui, certes, ignore tout de ce talent, paraît frappée de stupeur, muette. Au bout d’un moment pourtant, elle retrouve l’usage de la parole pour demander à Éric s’il a apporté à la maison le livre dont il vient de parler. Oui, dit-il, et se mettant à actionner les roues de son fauteuil à coups de paumes rapides, il sort de la pièce, se dirige vers sa chambre, revient à la même vitesse, en faisant toujours tourner les roues, se faufilant entre les meubles comme s’il pagayait entre des récifs, porteur du livre, une vieille édition classique, qu’il brandit à la façon d’un trophée. Les Fleurs du mal ! dit la mère sans autre commentaire. Elle prend le livre des mains d’Éric, le pose sèchement sur la table et, comme mue par une impulsion irrésistible, s’empare du fauteuil roulant, le pousse encore plus vite que ne faisait son fils lui-même vers la chambre, l’y enferme, verrouille la porte d’un tour de clé.

Blanche, elle revient vers moi, reprend le livre, me le montre, me dit : Vous voyez ? Vous avez entendu ? Vous vous rendez compte ? Vous croyez qu’Éric, à son âge, peut lire ce livre-là ? Ses doigts crispés sur la couverture tremblent. Je prends le temps de la réponse. Je la donne le plus tranquillement, le plus sereinement possible : Oui, je le crois. Elle paraît soulagée. Il est clair qu’elle me fait confiance. J’ai l’agréable impression que nous avons failli une fois encore tomber dans un drame dérisoire, mais que nous en sommes sortis à temps. À moins qu’Éric, là-bas, dans sa chambre, ne soit en train de faire une crise. Il y aurait d’ailleurs, en un sens, de quoi. Il a vraiment été traité en petit garçon. Je prête l’oreille. Crie-t-il ? Pleure-t-il ? Non. Le silence. Je dis à sa mère : Allez le chercher. Elle obtempère, penaude, confuse. Elle va ouvrir la chambre, ramène le fauteuil. Éric est très calme, presque indifférent. Il regarde en l’air. Pour détendre définitivement l’atmosphère et tout arranger, je lui dis : Mais oui, Baudelaire est un grand poète, et un grand amoureux des chats… justement ce sera notre lecture d’aujourd’hui, Les Chats, et peut-être d’autres textes… L’idée m’est venue comme ça, à brûle-pourpoint. Elle doit être bonne, car Éric est radieux. La mère paraît radieuse aussi. Elle nous quitte. Nous allons dans la chambre. La séance de lecture a lieu.

Nous reprenons donc Les Chats :

« Amis de la science et de la volupté,

Ils cherchent le silence et l’horreur des ténèbres… »

Éric est très attentif. Il écoute avec une sorte de passion contenue. Moi-même, curieusement portée par ma propre voix, j’ai le sentiment, en lisant, que ce poème est comme une extraordinaire mécanique, une fantastique horlogerie dont toutes les pièces, toutes les articulations pourraient être mises à nu, si je le voulais, si je m’en donnais la peine, si j’étais encore capable de ces explications de textes dans lesquelles je ne me débrouillais pas si mal au collège, me disait-on, m’assurait-on, me garantissait-on, me promettant un avenir qui n’a pas été le mien, puisque me voilà réduite à la condition piteuse de lectrice-garde-malade. Piteuse, non. Miteuse. Simplement modeste, très modeste. Mais enfin, pas si modeste que cela tout de même, puisque je semble en ce moment faire le bonheur de quelqu’un.

La fébrilité attentive d’Éric paraît en effet de plus en plus grande. Nous allons jusqu’au bout du poème. Je dis nous, parce que, même si je suis seule à lire, je sens bien qu’il y a entre lui et moi quelque chose de très partagé. Et c’est tout à fait bien ainsi. Nous voilà donc au bout du texte. Je lève les yeux vers Éric. Mais il ne me donne même pas le temps de reprendre haleine. Il a roulé son fauteuil vers moi, il m’enlève le livre des mains, le feuillette prestement comme s’il en connaissait très bien les recoins et les pages, l’ouvre sur un poème qu’il me montre, me tend, en me disant : Et si vous me lisiez celui-là ? Celui-là ? C’est le poème intitulé Les Bijoux. Je ne m’en souviens pas très bien, je le parcours rapidement : il est beau, mais osé ; en fait je l’ai dans la tête, dans l’arrière-mémoire, pas tellement à cause de Baudelaire, je le confesse, mais d’une chanson – je veux dire une mise en musique – qu’a dû en tirer je ne sais plus trop qui, Ferré ou Montand, plutôt Montand ; j’entends les inflexions caractéristiques, chaudes, filées et douces, de sa voix… en fait, c’est une des « pièces condamnées » les plus célèbres. Éric a bien choisi, il a du goût, du flair, drôle de garçon en définitive.

Dois-je lire ? J’hésite un peu, puis je me décide :

« La très chère était nue, et, connaissant mon cœur,

Elle n’avait gardé que ses bijoux sonores,

Dont le riche attirail lui donnait l’air vainqueur

Qu’ont dans leurs jours heureux les esclaves des Mores… »

L’attention d’Éric redouble. Il a l’air littéralement envoûté. Il ne perd pas un mot du poème. Et il regarde vers mes jambes – en pantalon, aujourd’hui encore – avec l’étrange mouvement de fuite qu’il sait donner à ses pupilles. Je poursuis la lecture lentement, jusqu’à la strophe fameuse :

« … Et son bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins,

Polis comme de l’huile, onduleux comme un cygne,

Passaient devant mes yeux clairvoyants et sereins… »

Éric m’interrompt alors et, dans le silence de la chambre ombreuse, aux rideaux tirés, de sa chambre d’infirme, il me dit : Vous ne pourriez pas venir avec la robe de l’autre jour, la prochaine fois, madame ?